Produire du logiciel dans une PME ouvrière : les enseignements après 1 an

Publié le 31-05-2023.
Temps de lecture estimé : 4 minutes.

Nous avons officiellement publié notre TMS Cyke il y a 1 an, en juin 2022. Cyke est le logiciel développé en interne par Cargonautes pour encadrer notre activité cyclo-logistique : préparation de commande, livraison et collecte de déchets.

L’histoire de Cyke débute en 2019. Un an plus tard, il est utilisé avec succès chez Cargonautes et nous répondons à l’appel à projet TRANSLOG de l’Ademe qui vise à accompagner les mutations du secteur logistique, avec entre autres le report modal vers le vélo-cargo. Notre logiciel est alors subventionné pour 3 ans, jusqu’en 2023. Ce coup de pouce nous a permis de prendre le temps de développer et stabiliser notre produit, mais aussi d’élargir son périmètre et assurer une commercialisation qui pérennise financièrement le logiciel sur le long terme. En bref, un très gros défi pour une petite PME ouvrière.

La vision que nous avons décidé de suivre : partager les coûts de développement du logiciel avec un petit groupe d’entreprises de livraison clientes. Nous n’avons pas l’ambition de signer des milliers de clients, le plus cher possible et de dégager le plus de bénéfice possible. Notre activité principale reste la livraison à vélo-cargo et nos ressources pour le développement logiciel sont limitées.

Nous sommes aujourd’hui 1 an après le début de la commercialisation de Cyke en juin 2022 et arrivés à la fin de l’accompagnement de l’Ademe : le moment est venu de faire le point et d’en tirer quelques enseignements.

Cyke, le logiciel de cyclologistique de Cargonautes

Le bilan après 1 an

Alors que la date anniversaire de la diffusion de Cyke approche, un peu plus de 15 entreprises utilisent notre logiciel. Leurs profils sont très diversifiés :

  • certaines font de la course et d’autres de la logistique,
  • certaines effectuent en plus de la collecte de déchets ou de la logistique du premier kilomètre,
  • certaines viennent d’être créées quand d’autres ont plusieurs années d’existence et plusieurs dizaines de salariés,
  • certaines sont en France métropolitaine et d’autres bien plus loin.

Les premières entreprises qui nous ont rejoint viennent évidemment de notre réseau proche. Elles savaient que nous allions proposer Cyke et nous ont demandé avant sa commercialisation si elles pouvaient l’utiliser. Depuis, le bouche à oreille s’est révélé être notre meilleur atout : la plupart des entreprises qui nous ont contacté ensuite ont découvert Cyke des mots mêmes de nos utilisateurs.

En 12 mois, nous avons également perdu 2 entreprises clientes : l’une d’entre elles a fait faillite (et pas à cause de son logiciel 😉) et Cyke n’était pas adapté pour l’autre, dont le cœur de métier n’était pas la livraison.

La commercialisation du logiciel n’a pas entravé son développement : nous continuons de sortir de nouvelles fonctionnalités. Depuis 1 an, entre autres : un éditeur de grilles tarifaires, un gestionnaire d’incidents, un outil de gestion de flotte, des outils statistiques, des connexions avec des plateformes, l’impression d’étiquettes…

En parallèle, nous avons également assuré la fiabilité du service : pas d’interruptions graves de service, peu de bugs, résolus rapidement. Nous avons aussi appris ce qu’est le travail de support client, via un certain nombre d’emails et de coups de téléphone échangés avec les utilisateurs.

Par curiosité, nous avons mesuré le temps de travail réalisé sur le marketing, la commercialisation et le SAV de Cyke : 0.2 ETP au total, par un développeur-coursier.

Comment s’organiser efficacement dans une petite équipe

L’équipe qui travaille sur Cyke est composée de 4 développeurs qui sont aussi coursiers à temps partiel. Elle reçoit ponctuellement des coups de main d’autres employés de Cargonautes qui l’aident à prendre du recul. Nous n’avons pas d’équipe marketing, pas d’équipe commerciale, pas d’équipe produit et pas d’équipe support client dédiées. Il nous a donc fallu être malins et faire des choix à la hauteur de nos capacités, quitte à renoncer souvent à nos envies.

Marketing minimaliste

Nous ne pouvons pas nous permettre de dépenser des dizaines de milliers d’euros par mois pour de la publicité en ligne, comme peuvent le faire les startups qui ont une trésorerie démesurée. Nous avons plutôt misé sur la simplicité :

  • des pages web qui expliquent notre produit simplement
  • le bouche à oreille qui est très présent dans la communauté de la cyclologistique indépendante
  • les coursiers de Cargonautes, qui parlent de Cyke occasionnellement quand ils rencontrent des confrères et consoeurs sur des alleycats ou en vacances
  • notre position dans notre écosystème qui nous permet de faire beaucoup de rencontres

Relation commerciale et politique tarifaire simples

Nous avons décidé très tôt de placer notre relation commerciale sous le signe de la simplicité et de la transparence. Nous n’avons pas de temps à perdre à faire des choses compliquées.

Nos tarifs sont équitables et clairs : nous savons ce que c’est de chercher un logiciel quand on est une petite structure, dans un secteur où les marges sont très faibles. Nous ne souhaitons pas nous enrichir sur le dos de nos clients qui pédalent toute la journée. Nos tarifs sont publics et sans coûts cachés. Par exemple, nous ne facturons pas l’embarquement, contrairement à une pratique courante dans l’industrie des TMS, car nous considérons que c’est contraire au principe de l’abonnement. Nous n’imposons pas d’engagement : nous détestons nous-mêmes nous engager sur un logiciel et se rendre compte ensuite qu’il ne nous convient pas.

Les entreprises intéressées par Cyke ont pour interlocuteurs des développeurs-coursiers qui connaissent à la fois le produit sur bout des doigts et la cyclologistique. Ils sont capables de présenter efficacement le logiciel, de comprendre les besoins spécifiques de chacun et de décrire honnêtement comment Cyke peut, ou non, y répondre. On ne nous entendra jamais répondre à une question par “alors pour ça, il faut que je me renseigne puis je reviendrai vers vous prochainement”. En bref, nous entretenons des rapports humains et francs avec nos prospects. Cela nous permet de maintenir un “taux de conversion” satisfaisant et d’économiser notre temps.

Contact humain régulier avec les utilisateurs

Nous maintenons un contact permanent avec les utilisateurs de Cyke, qu’ils soient en interne chez Cargonautes ou en externe. Nous sommes disponibles par email, nous sommes disponibles par téléphone. Nous essayons de résoudre les problèmes des utilisateurs dès qu’ils nous sont signalés, avant qu’ils ne fassent boule de neige ou qu’ils ne deviennent bloquant. Le fait que nous utilisions nous-mêmes Cyke chez Cargonautes, y compris les développeurs, nous donne une expérience réelle de la plupart des problèmes que nos utilisateurs pourraient rencontrer. À titre d’exemple, les boutons du prototype d’application mobile des coursiers étaient trop petits : après une première tournée réalisée sous la pluie avec des doigts mouillés et gelés en février, le développeur qui travaillait dessus les a agrandis sur le champ.

Ceci dit, nous sommes aussi conscients des disparités qui peuvent exister entre nos besoins et ceux des autres entreprises de cyclo-logistique. Nous n’évoluons pas tous dans la même zone géographique, ni avec les mêmes clients et nous n’avons pas tous la même taille. À nous de faire un effort permanent pour comprendre l’utilisation de Cyke qui est faite par les autres.

En résumé, le contact humain que nous maintenons avec nos utilisateurs nous permet d’être présents sur le support client et de connaître relativement précisément les besoins qui ne sont pas encore adressés correctement par le logiciel, sans se lancer dans des études longues et coûteuses.

Prendre du recul

Contrairement à une entreprise dont c’est le métier principal d’éditer un logiciel, nous faisons face à un défi supplémentaire : comment garder une vision long terme quand on a la tête dans le guidon parce qu’on est développeur, coursier et dispatch.

Nous n’avons pas de responsable produit assigné, pas de designer à temps plein et pas d’équipe de direction d’entreprise dédiée au développement logiciel. Personne n’est responsable de passer ses journées à imaginer le futur de Cyke. Nous devons tous prendre le temps de lever la tête régulièrement.

Pour cela, nous avons construit petit à petit une organisation suffisamment légère pour s’adapter à nos contraintes opérationnelles :

  • Une séance mensuelle de réflexion sur la vision produit nous permet de suivre une feuille de route claire et vivante, alimentée à la fois par les remontées de nos utilisateurs et les intuitions de l’équipe. Parfois il faut se forcer à faire une journée entière sans développer pour prendre du recul sur ces sujets
  • Un “Conseil des sages” (advisory board disent les anglophones) : nous nous sommes entourés de personnes très compétentes dans le développement d’un produit logiciel et dans la cyclologistique pour nous accompagner. Nous nous rencontrons trimestriellement pour faire le point, prendre des avis extérieurs, être remis en question, apprendre des bonnes pratiques et ainsi faire progresser notre approche de développement de Cyke.

Utilisateurs de Cyke

Les embûches qui restent à éviter

Même si nous sommes globalement satisfaits du chemin parcouru, nos réussites n’occultent pas les embûches auxquelles nous devons toujours faire face.

  • Si le nombre d’entreprises utilisatrices de Cyke augmente, nous risquons de passer plus de temps en support client et donc d’être moins capables de faire évoluer les fonctionnalités de Cyke,
  • Si des entreprises de plus en plus disparates utilisent Cyke, nous aurons de plus en plus de mal à maintenir la cohésion du logiciel tout en répondant aux besoins divergents des utilisateurs,
  • Si l’équipe qui travaille sur Cyke doit croître pour répondre à ces défis, nous pourrions avoir plus de mal à nous organiser pour assurer à la fois le développement de Cyke et garder la proximité avec le métier.
  • La rentabilité de Cyke n’est pas encore assurée sur le long terme et nous devons prouver qu’il a sa place sur le marché des TMS

Au-delà de ces pièges identifiés, il nous en reste sans doute encore d’autres à découvrir et à essayer d’éviter dans les mois et années à venir.

Conclusion

De notre point de vue la sortie du logiciel est une réussite : des tarifs honnêtes qui satisfont plus de 90% de nos prospects

  • un embarquement et un suivi satisfaisants
  • un logiciel qui répond aux besoins des utilisateurs (abandons quasi nuls)
  • un logiciel en constante évolution et toujours tourné vers l’avenir

Nous remplissons pour l’instant notre objectif : assurer une vie pérenne sur le long terme pour Cyke, en partageant les coûts de développements et en plaçant les petites entreprises de cyclologistique au cœur de son fonctionnement. Quelques difficultés sont rencontrées mais si ça avait été une promenade de santé, ça se saurait.

La subvention de l’Ademe aura permis de faire passer Cyke du statut de projet annexe dans une PME à un outil diffusé et utilisé dans un secteur d’activité en plein développement.

Et surtout, on peut faire du logiciel proprement dans une petite PME ouvrière. Et on espère bien continuer :)